top of page

texts

 

 

" Visages Réfractés " – novembre 2024

 

Formée aux métiers d’art à l’École Estienne en 2009, et lauréate du prestigieux Prix Pierre Cardin de l’Académie des Beaux-Arts en 2013, Marie Boralevi déploie une œuvre d'une rare intensité, où la gravure, son premier terrain d’expression, laisse peu à peu place au medium du dessin par transfert. Ce procédé d’empreinte, essentiel au travail de l’artiste, inscrit son œuvre dans une temporalité rythmée par la répétition et l’endurance du geste. Dans cette démarche où rigueur et acuité servent une réflexion profonde sur l’identité, le visage, minutieusement étudié, devient le théâtre d’un dialogue ambigu où authenticité et artifice se confondent de manière troublante.

La série Persona non grata, amorcée en 2018, engage une réflexion critique sur la perception du réel à travers une série de portraits qui, bien que réalistes en apparence, émergent d’un processus complexe de fragmentation et de recomposition numérique. Par la manipulation et la superposition de photographies de peaux et de visages, Marie Boralevi crée des figures synthétiques, virtuelles, qu'elle transpose ensuite manuellement sur papier Japon, alliant procédés chimiques et gestes traditionnels dans une alchimie singulière. Ce métissage technique confère à ses œuvres une présence physique vibrante, où le digital et l’artisanal s’entrelacent dans un jeu de strates successives. Miroir de la gravure, le transfert se déploie alors comme un art de la trace et du temps, où chaque étape, patiemment élaborée, prépare à l'intensité finale du dessin. Volontairement imparfait, il insuffle aux images numériques une matérialité renouvelée, ancrant dans le papier la fragilité des contours et la texture de la peau. Les solvants, qui altèrent les images transposées, provoquent des effacements partiels, créant des zones floues et imprécises, où la distinction entre présence et absence se fait subtilement. Ces déformations, qu'elles soient intentionnelles ou fortuites, deviennent le cœur même de l’œuvre, mettant en lumière la tension entre ce qui persiste dans la mémoire visuelle et ce qui se dissipe au gré du processus créatif.

Par cette manipulation, Marie Boralevi interroge la pérennité de l’image et la nature même de la représentation, où l’invisible trouve sa place dans l’acte de disparition. Avec la précision du graveur, elle incise le papier au graphite, ajoutant une dimension tactile et sensible qui scelle l’image dans la matière. C’est dans cette phase que la précision du dessin rencontre la plasticité du support, prolongeant la physicalité de l’empreinte, et dotant l’œuvre d’une profondeur visuelle qui permet à chaque ligne de jaillir du papier avec une présence saisissante. En effet, le transfert photographique associé au dessin, confère aux visages un aspect "photogénique", une illusion de vie qui déstabilise immédiatement le regard. Bien que numériques, ces figures semblent saisies sur le vif, capturées par l’objectif d’un appareil photo, mais, leur irréalité devient progressivement évidente à mesure qu’on les observe. Marie Boralevi exploite cette ambiguïté en brouillant la frontière entre le vivant et l’artificiel, une démarche qui va bien au-delà de la technique pour toucher à une réflexion plus conceptuelle. Dans son travail, l’incarnation laisse place à la disparition : le portrait n’est plus une figuration du réel mais devient une sorte d’archétype, dont le but n'est pas tant de capturer une identité spécifique, que d’incarner une essence universelle, presque idéalisée. Le visage, dans cette approche, devient une surface de projection, mais aussi un masque. Il s’impose comme une interface où se rencontrent le tangible de sa matérialité et l’intangible des émotions qu’il éveille ou de la mémoire qu’il convoque. Ce glissement fait émerger une résistance : celle du sujet à être défini, figé ou réduit à une simple apparence. Chaque visage, presque réfracté, devient une énigme visuelle, un défi à la perception, qui interpelle le spectateur : Quelle signification attribuer au visage lorsqu’il échappe aux conventions classiques de représentation ? Lorsqu’il se transforme, se fragmente, et se mue en territoire plastique ? En quoi le visage, lorsqu'il est recomposé, peut-il transcender sa fonction de représentation pour interroger notre rapport à l'identité ?

Ainsi, les portraits de Marie Boralevi, bien qu’empreints de vie, dégagent une artificialité troublante. Leur traitement ambigu, souligné par leur expression neutre, crée une subtile distance, laissant ces figures énigmatiques, presque absentes, prendre paradoxalement l’apparence du vivant. Cette tension entre présence et retrait s’inscrit dans les détails mêmes des visages, où les regards rêveurs et les bouches sensuelles jouxtent une ossature plus angulaire, délibérément marquée. Marie Boralevi construit ses œuvres à partir de fragments du masculin et du féminin, élaborant des figures qui échappent aux définitions conventionnelles du genre. L’androgynie et la jeunesse du corps y sont intimement liées non seulement pour défier les normes de beauté, mais aussi pour offrir une vision à la fois poétique et incisive de ce que signifie être soi. Dans cet espace fluide et impermanent, les tâches de rousseur se dressent comme autant de constellations ancrées : autrefois stigmatisées, elles deviennent ici le signe d’une beauté rare et vibrante, célébrant le feu de la jeunesse. Chez Marie, ces éclats de peaux, tantôt répétés, tantôt amplifiés, transcendent le simple détail esthétique pour devenir des motifs denses de significations collectives. Ils se transforment ainsi en marqueurs génétiques fictifs, dessinant les contours d’une identité partagée et universelle. Cette approche sérielle, ancrée dans l’héritage gravé de l’artiste, insuffle à chaque portrait une parenté étrange avec son prédécesseur, tissant un réseau de ressemblances qui trouble notre appréhension des visages. Les œuvres multiplient les figures gémellaires, offrant une beauté méthodiquement dupliquée, à la fois codifiée et troublante, où l’étrangeté du « déjà-vu » s’équilibre entre l’unique et le répété. Ainsi, à travers ce processus itératif, Marie Boralevi transforme chaque visage en prototype éphémère, miroir d’une humanité en voie d’uniformisation. Ici, la reproductibilité des figures souligne la lente érosion de l’individualité au profit d’une beauté standardisée, fascinante et inquiétante à parts égales.

Modifiant profondément l’intimité du dessin, le choix du grand format induit un autre rapport au temps, celui de l’endurance du regard, invitant à explorer les profondeurs d’une étendue où la matérialité du papier dialogue avec la précision du geste. En s'étirant sur de vastes surfaces, chaque trait, chaque nuance de graphite prend une dimension accrue, presque palpable, affirmant le dessin comme une expérience immersive. Le spectateur est absorbé dans une confrontation directe avec l'œuvre. Le format imposant agit alors comme une provocation, réinventant le cadre traditionnel du dessin pour en faire un espace de contemplation physique et émotionnelle. Il intensifie une frontalité déjà troublante, et confère ainsi aux portraits une aura quasi iconique. En effet, isolées dans un espace dénué de repères, ces figures semblent surgir d’un vide, leur découpage précis les arrachant à toute narration. Cet univers sans récit impose une contemplation pure, laissant au spectateur la liberté d’interpréter et de projeter ses propres questionnements.

Ici, le minimalisme est à la fois scénographique et chromatique. L’absence de couleur, loin de limiter l’expression, devient une grammaire subtile qui révèle l’essence des visages qu’elle compose tout en les dépouillant de leurs ancrages anecdotiques. Dans l’œuvre de Marie, cependant, le monochrome ne se contente pas d’épurer, il transcende, grâce à l’emploi quasi exclusif du graphite, qui loin d’être un simple outil, devient une matière vivante, capable de convoquer des variations infinies, allant de l’éclat argenté au noir le plus dense. Dans ce jeu de nuances, la poudre de carbone agit comme un révélateur, unifiant les traits sous une matérialité commune, presque organique. Chaque visage semble émaner alors d’une même origine, comme né d’un seul geste créateur. Réduits à leur essence, ils oscillent entre fragilité et présence, entre ce qui est montré et ce qui échappe. Ces œuvres ne racontent pas, elles confrontent et interrogent notre rapport au visible, invitant le spectateur à un face-à-face avec l’irréductible mystère de l’être.

À travers ses portraits, Marie Boralevi explore une humanité en perpétuel devenir, où l’être, de plus en plus réduit à une image reproductible, est travaillé par des forces de métamorphoses et de destruction. Ces œuvres, à la frontière du tangible et du virtuel, défient les conventions et déconstruisent les polarités classiques : masculin et féminin, beauté et stigmates, réel et imaginaire se fondent dans un espace sans récit, où chaque portrait devient une invitation à repenser non seulement les normes de perception et d’identité, mais aussi les implications de leur standardisation. En mêlant réflexion sociale et anticipation poétique, Marie Boralevi nous place face à un miroir déformant de notre époque, tout en projetant les contours incertains d’un futur où la nature de l’être reste à réinventer.

BOUM BANG !  – "No future" – novembre 2019

par Elora Weill-Engerer - critique d'art, commissaire d'exposition et directrice d'Art’nBox partenaire de DDESSIN

Née en 1986, Marie Boralevi est une artiste française diplômée des écoles Duperré et Estienne. Dessinatrice et graveuse, elle a assurément un trait aussi rock’n’roll que délicat, défini par une gamme strictement en noir et blanc. Son travail a déjà été exposé dans plusieurs foires (DDESSIN à Paris, Lyon Art Paper, Art on Paper de Bruxelles…) et institutions (Fondation Taylor de Paris, Musée Jean Cocteau de Menton, Musée des Beaux-Arts de Liège…). Artiste d’une certaine trempe, peut-être un peu lycanthrope, Marie Boralevi peuple ses dessins d’êtres imaginaires, issus de sa comédie mi-humaine, mi-animale. Plusieurs travaux déploient une mascarade de bêtes mystérieuses et burlesques, adeptes du jeu et des mythes. Dans ses dernières séries, elle tend davantage vers le portrait réaliste de la figure humaine, sans pour autant se défaire du déguisement et du songe, palpable chez ces nubiles ébouriffés. Intitulé significativement Persona non grata, cet ensemble de dessins invite à faire la connaissance de quelques crapules androgynes créées de toutes pièces.

Rendre la chair sans l’aide de la couleur : voilà le défi relevé haut-la-main par le dessin de Marie Boralevi. Le travail à partir de photographies de peaux et de visages permet une précision plutôt réaliste de la représentation. Ces personnages ont l’aspect androgyne et froid des mannequins de mode : cela se sent à leur regard fixe, un peu vide, et à leur attitude flegmatique. Le corps centré dans la composition, de trois-quarts et le cadrage souvent en buste, tête ou mi-figure, accentuent l’aspect photogénique du trait. Aux  sujets d’affirmer leur personnalité dans un espace vide et immaculé ! Si tout est en noir et blanc, l’atmosphère est, au contraire, pleine de saveurs dans le jeu des matières : plumes, tatouages, piercings, paille, chainettes et oreilles de lapin habillent ces jeunes un peu canailles. Leurs taches de rousseur sont accentuées, comme pour souligner le bouillonnement de l’adolescent en pleine mutation, la peau enflammée par le soleil et les confiseries. À moins que ce soit pour montrer leur appartenance à une même tribu ? Comme une marque de clan, ces salissures participent d’une idée générale de recouvrement, sortes de résidus génétiques d’un pelage animal.

Marie Boralevi n’hésite pas à citer le Frankenstein de Mary Shelley pour expliquer les origines de cette série. Ce livre qui l’avait déjà marqué quand elle était jeune donne en partie le mode d’emploi : créer quelque chose qui ait l’air vrai tout en étant faux. Chaque personnage vient de multiples bouts de corps, féminins ou masculins : un lobe d’oreille, une lèvre supérieure, une aile du nez vont former une créature parfaitement imparfaite dont la présence est dès lors décuplée. Après l’assemblage vient l’impression au laser, puis le transfert à l’acétone du photomontage sur du papier japon. Ce transfert chimique, issu de la formation de graveuse de l’artiste, fait transpirer l’image comme la peau luisante de ces jeunes gens. La mine graphite sculpte ensuite le tout pour donner les valeurs de lumières et tracer les poils, un à un.

De ses fréquents voyages aux Etats-Unis, Marie Boralevi a rapporté sa découverte du lowbrow art, qui l’a incitée à s’intéresser au mauvais goût dont sont empreints ses insolents blanc-becs. Entre le freak show et le côté red neck se sent chez eux toute la culture espiègle des comics américains.  Le No Future est leur étendard, qu’ils portent en bons soldats punk, fans du fameux tube des Sex Pistols. On les imagine parfaitement ouvrir au pied-de-biche une usine désaffectée afin d’y manigancer leur prochain coup contre les camarades du gang adverse. Aucune violence, pourtant. Les tatouages de ces chenapans sont trop tapageurs, leur air trop pataud sous leur grande cagoule pour que l’on soit réellement intimidés. “Doctor called me”, “Life is confusing”, “Like father like son”, “Life is great without it you’d be dead”. Les phrases dont ils sont marqués ont de quoi faire sourire. De même, leur coupe de bad boys détonne avec leur torse juvénile et leurs dents du bonheur.

C’est que ces pubères de grand chemin ont de l’allure ! Les tendres voyous ont le regard fixe sous leur sourcil broussailleux, ce regard d’animal de la forêt qui ouvre la gueule à la moindre intrusion suspecte. Ils adoptent une posture hiératique et silencieuse qui offre le galbe du cou à la moindre prédation. Leurs fourrures ne sont pas peaux de chagrin mais costumes de bal pour un sabbat de gentils hipsters. Alors ? Faux minets ou demi-brutes ? Fans de Disney ou de Grease ? Les enfants perdus de Marie Boralevi nous dévoilent leur meute humaine et animale, tendre et sauvage.

bottom of page